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Sarah Ihler-Meyer : Devant vos œuvres, c’est d’abord la multiplicité des motifs issus du monde naturel qui saute aux yeux. Ils proviennent de vos carnets de dessins, sortes de banques d’images où vous puisez pour composer vos œuvres. Comment les constituez-vous et comment travaillez-vous à partir d’eux ?


Florentine : Je dessine tout ce qui est autour de moi, en étant souvent guidée par des lectures. Ces carnets sont des collectes d’esquisses aux sources diverses. Je recopie et réinterprète des auteurs de bandes dessinées, d’illustrations jeunesses mais également des iconographies issues de l’histoire de l’art, comme par exemple certaines peintures italiennes dont les paysages sont sans perspective géométrique. Une partie de ces croquis est issue de photographies prises au cours de voyages : des choses très ordinaires, comme par exemple des parcs, des couchers de soleil, des zones périurbaines. Il s’agit toujours d’une nature domestiquée et non pas d’espaces sauvages, comme certains pourrait le croire de prime abord en regardant nos œuvres.


Alexandre : Souvent, on explore trois ou quatre carnets pendant deux ans jusqu’à les épuiser et passer à d’autres carnets. Ce qu’on épuise, ce sont des sortes de cycles narratifs. Nous avons par exemple travaillé autour de la notion d’hétérotopie, définie comme une utopie réalisée par Michel Foucault. Pour expliquer ce qu’est une hétérotopie, il prend notamment l’exemple du parc : un espace réinventé, un espace à la fois imaginaire et réel. Cette idée nous a conduit à réaliser une série de dessins faisant cohabiter des espèces et des plantes qui normalement ne coexistent pas entre elles. La lecture de L’Eau et les Rêves de Gaston Bachelard a également impulsé des œuvres liant le paysage et les songes. Il s’agissait alors de déployer une logique du rêve, avec des paysages aux coordonnées mouvantes et peuplés de motifs répétitifs, comme par exemple celui du poulpe.

A propos de nature domestiquée, on observe dans vos œuvres un entremêlement de styles et de techniques très variés. Est-ce justement pour pointer le fait qu’on a toujours affaire à une intrication de nature et de culture, c’est-à-dire à une nature déjà anthropocisée, transformée par l’humain ou du moins médiatisée par ses propres schèmes de perception ?


Florentine : La notion de style rejoint pour moi la notion de motif. A partir de nos carnets de croquis, qui sont en quelque sorte des dessins d’observation, on extrait des motifs qui peuvent être répétés et dont le trait est assez distancé par rapport au motif originel. Les techniques mobilisées permettent d’opérer ces transformations progressives : de transpositions en transpositions graphiques et picturales, des filtres se superposent sur les croquis originaux de manière à s’éloigner de l’objet initial ainsi converti en pattern.


Dans cette perspective, si nos œuvres semblent parfois représenter des forêts vierges, il s’agit toujours en réalité d’une nature anthropocisée. Et si l’humain est rarement figuré dans nos dessins, il est en fait omniprésent, justement à travers le travail sur le motif, compris comme artialisation et artificialisation du vivant. La stylisation par le motif opère un décalage qui permet de poser la question suivante : que regardons-nous ? En l’occurrence, un entremêlement de nature et de culture.


Tous ces motifs sont sur le même plan : ils se chevauchent et se superposent sans hiérarchie apparente, créant de légers effets de profondeur tout en étant toujours simultanément ramenés à la surface plane du support. Est-ce lié à votre intérêt pour Elisée Reclus, un géographe anarchiste de la fin du XIXe siècle, pour lequel humains et non-humains sont unis par des relations de collaboration et de co-agentivité ?


Alexandre : En effet, il n’y a pas de perspective cavalière dans notre travail. Il est davantage question de strates. Ce qui peut faire penser à la mappemonde qu’Elisée Reclus a imaginée à la fin de sa vie : un globe dans lequel on aurait pu entrer et toucher des moulages qui représentent les différentes textures, structures et aspérités du monde, telle qu’une montagne traversée par une rivière.


De ce point vue, il n’est pas inutile de préciser qu’Elisée Reclus détestait les dioramas. C’est que, selon lui, ces derniers mettent en œuvre une forme d’anthropocentrisme et un rapport de prédation à la nature. En découvrant les papiers peints qui servaient de décors aux dioramas du Musée de Rixheim, nous avons mieux compris cette détestation. En effet, les dioramas participent d’une instrumentalisation du paysage. Le paysage est présenté comme une vaste étendue, vierge et sauvage, en attente d’être civilisée. Bref, ils sont sous-tendus par une idéologie colonialiste et participent d’une conquête territoriale. Et la perspective, d’une certaine manière, c’est la même chose : une prise de territoire par le regard.


Nous avons nous-mêmes réalisé des dessins à partir des dioramas du Museum d’Histoire Naturelle de New York. L’enjeu était de faire en sorte que la forme animale ne soit pas l’élément central de nos dessins et que tout soit, au contraire, sur le même plan, sans hiérarchie.


La pensée d’Elisée Reclus s’inscrit dans le contexte du déploiement du capitalisme industriel, avec ses logiques extractivistes, colonialistes et impérialistes. Face aux désastres écologiques générés par les modes de production capitalistes, il promouvait la libre association des travailleurs, soit un ordre social auto-organisé, sans Etat, en harmonie avec les lois de la nature. A l’heure de la sixième extinction de masse, votre travail témoigne d’une sorte de joie et d’ivresse face à une flore et une faune aujourd’hui menacées. Il se trouve qu’en dépit de désastres observés, Elisée Reclus écrivait des sortes d’odes au vivant. Partagez-vous son état d’esprit ?


Nous partons du fait qu’il existe une forme de résilience, y compris sur les ruines du capitalisme. Cela se traduit dans nos œuvres par la construction de micro-histoires parfois enchâssées à une macro-histoire. C’est le cas de notre exposition aux Sables d’Olonne, pour laquelle nous explorons l’idée de cycles du vivant, en faisant notamment cohabiter des météorites, des dinosaures, des champignons – ceux qui survivent aux déforestations massives en Californie, comme l’explique l’auteur Anna Lowenhaupt Tsing – et des méduses, immortelles, parfaitement adaptées à la destruction des océans.


Par ailleurs, les problématiques coloniales sont très présentes dans les arts décoratifs dont nous nous inspirons. Les motifs floraux qui nous intéressent, comme par exemple les boutons d’or et les feuilles de bananier, s’inscrivent dans un contexte français impérialiste. Du reste, comme on le sait, la présence de plantes exotiques en Europe est directement liée au colonialisme. Aussi, lorsque nous recourons à cette iconographie, nous avons conscience de l’histoire qu’elle porte : une histoire coloniale, mais aussi une histoire d’échanges et d’adaptations d’espèces et de plantes dans des milieux a priori inhospitaliers. C’est cette circulation et ce déplacement du vivant, avec ce qu’ils impliquent en termes d’héritage, parfois sordide, que nous cherchons à mettre en images.


Votre travail part de vos carnets de dessin pour s’étendre sur des feuilles de papier, des toiles, mais aussi des sculptures-objets – tapis, assises, lampes, vases. Cette façon de mêler l’art à la vie quotidienne, les beaux-arts et les arts appliqués, est marquée par votre intérêt pour William Morris. Pouvez-vous nous parler de votre affinité avec le fondateur du mouvement Arts & Crafts, qui défendait la conservation de savoir-faire artisanaux face à la standardisation du monde industriel, les relations sociales communautaires et une organisation du travail pré-industrielle ?


Notre intérêt pour William Morris vient de la lecture de L’Imaginaire de la Commune de Kristin Ross. Celle-ci explique dans cet ouvrage qu’Elisée Reclus et William Morris étaient en contact au moment de la Commune de Paris. C’est à la suite de ces échanges que Morris aurait conçu le mouvement Arts & Crafts, et c’est ce lien entre la Commune et les arts décoratifs qui a déterminé notre intérêt pour son travail. Dans une période de bouleversements économiques et sociaux, William Morris a voulu créer une manufacture où les gens seraient heureux de faire des objets ; des objets qui rendraient le monde plus beau et seraient une base pour améliorer nos conditions de vie et changer le monde.


Cet art étendu à la vie quotidienne, conçu comme un espace global, vivable et agréable, nous a amenés à concevoir des ensembles de pièces cohérents, en deux et trois dimensions. Nous réalisons des assises, des lampes et d’autres sculptures-objets pour produire des environnements entièrement reconfigurés.


Ces glissements de la feuille de papier aux objets mobiliers passent, me semble-t-il, par votre travail sur le motif : celui-ci permet de faire la jonction entre beaux-arts et arts appliqués, entre art et vie ordinaire.

Le travail sur le motif comme passage possible des beaux-arts aux arts décoratifs est particulièrement prégnant avec Les Nymphéas de Claude Monet. A partir d’un travail sur le motif, il a conçu des sortes de all over, c’est-à-dire des surfaces uniformément recouvertes de motifs répétitifs, évoquant en cela des tapisseries ou des papiers peints. Nous aimons particulièrement ce type de transversalité, ce glissement d’une pratique dite « noble » à un résultat en quelque sorte populaire et vernaculaire. C’est que la tapisserie et le papier peint se sont considérablement démocratisés dans les années 1950 : comme si l’histoire de l’art était alors entrée dans les maisons, chez le commun des mortels.


La notion de motif renvoie à celle d’ornement. Et, en effet, il y a une dimension ornementale dans votre production qui convoque le Baroque et les grottesques, ces grottes artificielles dans lesquelles sont sculptées des enroulements de feuilles et de fleurs, des enchevêtrements de figures mi-humaines mi-animales. Vos œuvres présentent également une prolifération de formes et des figures exubérantes, qui paraissent toujours en mouvement, jamais au repos.


Le mouvement Baroque et les grottesques sont importants pour nous. Les grottesques, qui sont donc de fausses grottes, posent frontalement la question du vrai et du faux. L’artifice, qui est au centre de notre propre travail, est ici mis en avant, ce qui est aussi le cas dans le Baroque, avec ses nombreux trompe-l’œil et fausses colonnes de marbre.


En ce qui concerne plus précisément le Baroque, la lecture du Pli. Leibniz et le Baroque de Gilles Deleuze a été fondamentale. Le « pli » renvoie dans cet ouvrage à des temps compossibles, c’est-à-dire à des temporalités pouvant coexister entre elles, par opposition à des temps incompossibles, qui sont ceux d’une temporalité linéaire. Précisément, cette superposition de temporalités a priori hétérogènes se retrouve dans notre travail à travers des stratifications de plans, des enchevêtrements de formes et de figures appartenant à différents règnes, lieux et époques, mais aussi à travers des fourmillements de motifs et des jeux d’échelles qui inscrivent à la surface des dessins de multiples parcours du regard, et donc plusieurs durées possibles.

Il faut aussi rappeler que le Baroque est le fruit d’une période trouble, celle de la Réforme et de la Contre-Réforme. Mouvement de la Contre-Réforme, le Baroque abolit la différence entre essences et apparences, les apparences étant la vérité du monde, toujours mouvant et changeant dans ses aspects, lesquels ne recouvrent aucune identité éternelle et immuable. Il n’y a que des modes d’apparaître, des configurations et des reconfigurations contingentes. De ce point de vue, le Baroque représente peu de portraits ; il s’agit davantage d’une histoire de mouvements, de passages continus d’une forme et d’une figure à l’autre. Ce qui évidemment nous intéresse beaucoup.


La philosophie sous-jacente du Baroque est une sorte de vitalisme, pour lequel la vie n’est que devenir, perpétuelle transformation, agencement et réagencement. Elle coïncide avec une vision du monde où les entités du monde vivant sont prises dans un même continuum, passent les unes dans les autres. Cela me semble présent dans votre travail, et fait le pont avec Elisée Reclus, pour qui tout vit d’une même vie.


C’est là une forme d’idéal avec laquelle on renoue aujourd’hui : c’est-à-dire de nouvelles alliances entre humains et non-humains, dont l’Homme n’est plus le centre. L’entrée dans la modernité occidentale a marqué une forme de rupture entre l’« humain » et la « nature », alors qu’à l’époque médiévale, par exemple, êtres humains et animaux partageaient souvent leurs espaces de vie. La mise à distance, liée à des processus d’industrialisation, s’observe par exemple dans les fables de Jean de La Fontaine, où l’animal devient l’incarnation des « vices » humains. A rebours de cette logique anthropocentrique, nos œuvres tendent sur le plan formel aussi bien que symbolique à une sorte d’horizontalité, qui rejoint l’idée d’un « vivre ensemble » sans dehors.

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