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Enchevêtrements


« la marchandisation : l’interruption
permanente, inlassable, des enchevêtrements. »
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde


Des paysages entrelacés


Il y a toujours beaucoup de fleurs dans les dessins de Florentine et Alexandre Lamarche-Ovize, des fleurs pleines de couleurs et de joie, exotiques ou vernaculaires, peintes avec la précision et l’amour d’une botaniste. Je pense ici aux botanistes anglaises et américaines du XIXe siècle, comme Frances Theodora Parsons, qui disait se promener dans les routes de campagnes comme si elle lisait « un livre de contes de fées enchanteurs », tant le spectacle de la nature la rendait admirative1. Il s’agissait moins pour ces scientifiques émerveillées de disséquer les espèces végétales pour les faire rentrer dans les cases taxinomiques et des boîtes conservées dans les musées d’histoire naturelle, que d’observer les espèces vivantes dans leur milieu, de comprendre comment la vie circule entre les espèces et les fait coexister. Mais chez LamarcheOvize les fleurs sont environnées de mille motifs, des feuilles, des animaux, des humains, des objets, des formes abstraites, qui s’enchevêtrent et se superposent sur la surface du papier, du tissu ou de la céramique. Drôle de milieu, d’où pourtant ressort l’impression d’une étrange solidarité entre les formes. Il semblerait que les motifs « poussent » comme animés d’une force de croissance interne, sans ordre ni hiérarchie. Chaque forme a l’air prise dans un devenir-fleur, quand bien même ce serait un visage, un œil, un stalagmite. Lamarche-Ovize privilégient les choses qui s’épanouissent (champignon, méduse, chapeau, robe, arbre, feuille), et plus généralement, l’abondance, la variété, la générosité des formes. Cet enchevêtrement de formes et de figures est un paysage sans perspective mais pas sans signification. Le paysage classique produisait une nature paramétrée pour le point de vue humain : l’art se chargeait de créer une nature pittoresque et délectable au moment où l’industrie y voyait un gisement de ressources à disposition. Les paysages emmêlés de Lamarche-Ovize ressemblent beaucoup plus aux descriptions des écologues et des anthropologues actuel·les, qui étudient les façons dont les humains interagissent avec les nonhumains, dont les choses, vivantes ou non, composent des mondes les unes avec les autres. Anna Lowenhaupt Tsing observe les « paysages en patchs », espaces précaires et pleins de vie, « aux temporalités multiples et aux agencements changeants entre humains et nonhumains », que la science et l’industrie modernes considèrent simplement comme des lieux inexploitables2. Tim Ingold, lui aussi, cherche à dépasser les vieux clivages entre sciences naturelles et sciences humaines et produit une théorie de la vie comme croissance, combinaison et création qui concerne aussi bien l’évolution des espèces, la fabrication d’une maison ou la naissance d’une œuvre d’art. Il ne s’agit plus de classer les espèces, les activités, les artefacts en catégories comparables, mais d’étudier les mélanges, de concevoir le vivant comme un « maillage », un « entrelacement », une « tapisserie ».

1 Cité par E. Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, 2021, p. 215.
2 A. Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du
capitalisme, trad. P. Pignarre, Paris, Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2017, p. 55.


Fig. 1. Hétérotopie (Buchholtz). La forêt constitue le milieu privilégié par Lowenhaupt Tsing ou
Ingold pour observer comment la vie se nourrit des mélanges interespèces. « Percevoir une
forêt de l’intérieur, écrit Ingold, c’est s’immerger au sein de ces enchevêtrements incessants
de la vie. »3. Les paysages de Lamarche-Ovize répondent merveilleusement à cette façon de
voir. Mais nul besoin de partir pour l’Amazonie pour se déprendre du regard perspectiviste et
occidental sur la nature : leurs paysages, aussi étranges qu’ils paraissent, sont proches et
familiers. Hétérotopie (Buchholtz) prend sa source dans la fréquentation régulière du parc
Buchholtz à Bruxelles à côté duquel les artistes logeaient en résidence. L’hétérotopie du titre,
référence à Michel Foucault, indique bien le désir des artistes de produire un effet de
dépaysement. Un des moyens pour y parvenir est la rupture d’échelle : le ver démesuré qui
encadre la composition, ce n’est pas le même œil qui le regarde que le pin ou les grues qui
volent dans le ciel orangé. Le référentiel humain n’est qu’un point de vue parmi d’autres.


Des peintures ou des tapis


Aux formes naturelles soigneusement observées et dessinées dans leurs carnets, LamarcheOvize associent souvent des motifs végétaux tirés de l’histoire de l’ornementation. Ce n’est pas un hasard si l’ornementation et la végétation entretiennent un rapport constant au cours de l’histoire, depuis les feuilles d’acanthe des chapiteaux corinthiens jusqu’aux tiges géométrisées de l’Art Nouveau. Au XIXe siècle, l’historien de l’architecture Gottfried Semper donnait une origine commune aux premiers arts humains (l’habitat, le tissage, l’ornement) : l’observation des entrelacs de branches et de lianes dans les forêts, c’est-à-dire du monde végétal4. Cette hypothèse paléoanthropologique a depuis été contestée, mais elle explique bien comment l’ornement était pensé, vers 1850, comme le chaînon manquant entre l’art et la nature. On le voit bien dans la floraison des tissus décoratifs et des papiers peints, au cours de la seconde moitié du siècle, qui privilégient le motif végétal sur tout autre. Les papiers peints que Lamarche-Ovize ont admiré dans les réserves des musées des Arts décoratifs à Paris ou du papier peint à Rixheim, déploient en deux ou trois couleurs des fleurs hallucinées qui devaient transformer les intérieurs les plus sombres ou les plus modestes en paradis artificiels à prix modique. Cette impulsion politique des arts décoratifs influençait la pratique de la peinture même. « Depuis le début des années 1890, écrit l’artiste nabi Jan Verkade, un cri de guerre résonnait d’un atelier à un autre. Plus de peintures de chevalet ! A bas les meubles inutiles ! La peinture ne doit pas usurper une liberté qui l’isole des autres arts. […] Des murs, des murs à décorer […]. Il n’y a pas de tableau, il n’y a que des décorations. »5 En affirmant, comme Paul Gauguin, « Que de poésie comporte la décoration »6, comme Maurice Denis, « tout tableau a pour but de décorer, doit être ornemental »7, les artistes de cette époque exprimaient le désir d’une peinture plus vivante, plus connectée aux façons de vivre, d’habiter un lieu.

Lamarche-Ovize « tissent » leurs images, selon leur expression, dans de grandes feuilles de papier qui ressemblent à des lais de papier peint. Ils ajoutent leurs motifs strate après strate, associant différentes techniques et matériaux (l’encre de Chine, le dessin direct, la sérigraphie), comme les papiers peints de Rixheim étaient réalisés couche par couche. Leur pratique part de la surface (de la feuille, du mur, de l’objet) pour la décorer, la rendre plus belle, plus vivante, plus chargée d’affect. En les meublant de lampes, de tapis, de tableaux, les artistes transforment ainsi les lieux en espaces familiers et merveilleux à la fois, comme l’est leur propre maison.

3 T. Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. H. Gosselin et H.-S. Afeissa, Bellevaux,
Dehors, 2017, p. 190.
4 G. Semper, Du style et de l’architecture. Écrits, 1834-1869, trad. J. Soulillou avec la collaboration de N.
Neumann, Marseille, Éd. Parenthèses, 2007, p. 330.
5 Wilibrod Verkade, Le Tourment de Dieu, trad. Marguerite Faure, revue par l’auteur, préface de
Maurice Denis, Paris, Librairie de l’Art catholique, 1923, p. 94.
6 P. Gauguin, « Notes sur l’art à l’Exposition universelle », Le moderniste illustré, 4 juillet 1889, p. 86.
7 Maurice Denis, Théories, Paris, 1920, p. 170.


Fig. 2. Frida, Mary and Elisabeth. Depuis deux ans Lamarche-Ovize ont ajouté les tapis à la
variété des objets qui sortent de leur imaginaire. Produit par l’atelier Maison Minka, Frida,
Mary and Elisabeth se présente comme une composition résolument abstraite, bien que
certains motifs puissent rappeler des fleurs. Il s’agit de l’adaptation textile d’une partie du
mural réalisé par les artistes pour la fondation Thalie à Bruxelles. Cette transposition renvoie
aux origines de la peinture abstraite, que le critique d’art Joseph Maschek voyait dans les
débats entourant l’esthétique des tapis à la fin du XIXe siècle. À cette généalogie ornementale
de l’art abstrait s’ajoute une autre histoire de l’art longtemps marginalisée, celle des femmes
artistes, évoquées dans le titre : Frida Kahlo, Mary Blair et Élisabeth Vigée Le Brun. Si ces trois
artistes ont longtemps été écrasées par une figure masculine (Diego Rivera pour la peintre
mexicaine, Walt Disney pour l’illustratrice étatsunienne et Jacques-Louis David pour la
portraitiste française), Lamarche-Ovize rendent hommage à la puissance ornementale de leur
pratique, porteuse de subjectivités émancipatrices.


Des ornements révolutionnaires


Il ne faudrait pas croire, cependant, que l’ambition de Lamarche-Ovize revienne à celle, un peu bourgeoise, de Matisse quand il déclarait qu’il voulait que l’art soit aussi délassant qu’un bon fauteuil8. L’ornement à la fin du XIXe siècle, que le couple d’artistes étudie et apprécie, même sous sa forme la plus économique – le papier peint – possède une charge tout autrement subversive. Les papiers peints, en effet, doivent leur succès à leur mode de production semi-mécanique qui permettait de les rendre accessibles à une bonne partie de la population et de démocratiser l’ornement, autrefois privilège des élites, luxe de classe. En Grande-Bretagne, le peintre, auteur, militant socialiste, éditeur et entrepreneur William Morris, à l’origine du mouvement Arts & Crafts, était convaincu que l’art d’élite n’était que la contrepartie esthétique de l’exploitation des masses ouvrières et de l’enlaidissement généralisé de la vie quotidienne sous l’effet de l’industrialisation de la production. Redonner de la beauté au monde, rendre le travail agréable pour tous, abandonner l’industrie et revenir à un mode artisanal de production allaient de pair. William Morris voyait dans l’artisan médiéval le modèle de tout artiste d’avenir : « Il travaillait pour assurer sa propre subsistance et non pour enrichir un maître ; mais, je le répète, subvenir à ses besoins n’était pas si pénible : ainsi avait-il de nombreux loisirs et, maîtrisant son temps, ses outils et la matière première, il n’était pas contraint de produire des objets de pacotille mais pouvait se permettre de prendre
plaisir à orner son ouvrage. »9 Dans son entreprise, la Morris and Co., il essayait de mettre en pratique ses aspirations politico-esthétiques en faisant réaliser par une petite équipe d’artisans ses fameux tissus imprimés et des meubles de qualité et accessibles. Même si finalement son désir de démocratiser l’artisanat subit un certain échec (ses clients étaient surtout des personnes fortunées qui aimaient les idées d’avant-garde), Morris a participé d’un large courant culturel à l’aube du XXe siècle dans lequel les artistes se posaient des questions sur leur rôle dans la société, et où l’ornement devenait un enjeu politique.

8 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1991, p. 50.
9 W. Morris, « Architecture et histoire », in W. Morris, L’âge de l’ersatz et autres textes contre la
civilisation moderne, trad. O. Barancy, Paris, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 1996, p. 39-42.

Fig. 3. Tapestry (jellyfish). Si les arts textiles réunissent la pensée d’Ingold, la production de la
Morris and Co. et bon nombre de pièces de Lamarche-Ovize comme Tapestry (jellyfish), c’est
précisément parce que la textilité rend compte aussi bien de l’entrelacement des relations
entre les choses qui constitue un milieu vivant que du rapport fondamental entre art, artisanat
et ornement. Dans ce cas le support tissé sur lequel sont imprimées des fleurs tirées des carnets
est partiellement recouvert de motifs peints, dont une grande méduse qui donne à la
composition une qualité aquatique. La mer, selon le géographe anarchiste, compagnon de la
Commune de 1871, Élisée Reclus (auquel Lamarche-Ovize ont consacré une exposition
précédente), est un monde saturé de vie et de couleurs, où c’est précisément les créatures qui
le peuplent qui lui confèrent sa beauté chatoyante. La méduse y occupe une place d’honneur :
là où les pêcheurs n’y voient que la « crasse de la mer » inexploitables, les Péruviens de la côte
d’Iquite leur donnent « le nom gracieux d’aqua viva ou d’“eau vivante”. »10 C’est également
l’eau de l’aquarelle dont les artistes se servent pour peindre certaines de leurs figures colorées.


Du plaisir de faire


Lamarche-Ovize doivent beaucoup leur intérêt pour les débats esthético-politiques de la fin du XIXe siècle au livre de l’historienne Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune. Elle y insiste en particulier sur la notion de « luxe communal » mentionnée dans le Manifeste de la Fédération des artistes de la Commune, publié le 15 avril 1871. La Commune avait tenté d’organiser non seulement une société où l’ordre ancien, la recherche du profit et les inégalités sociales n’avaient plus cours, mais où les arts participaient à ce renouvellement démocratique. En baptisant « luxe communal » son esthétique, les membres de la Fédération des artistes de la Commune défendaient l’abolition de la distinction hiérarchique entre beauxarts et arts décoratifs, et surtout défendaient l’extension du domaine de l’art à toutes les formes du travail11. Suivant une idée présente chez la plupart des utopistes du XIXe siècle, il fallait en finir avec le travail comme obligation, pénible et aliénant, et avec l’art comme loisir, adressé aux riches. Il fallait réorganiser toute la société de sorte que tout travail soit senti comme un plaisir. Il fallait lutter contre l’industrie, qui transforme les ouvriers en machines, et promouvoir la généralisation de l’artisanat, la production manuelle, à échelle locale, destinée à couvrir les besoins essentiels de la société. Un siècle de modernisme nous a fait oublier ces débats : nous sommes habitués à opposer l’œuvre d’art à l’objet décoratif comme l’art à l’artisanat. Ainsi Mondrian, malgré la planéité de sa peinture, s’en prenait aux peintres décorateurs de son temps, en affirmant par exemple : « tout art devient ”décoration” quand il manque de profondeur d’expression. »12 Mais aujourd’hui les débats de l’époque de la Commune et de Morris sont redevenus d’actualité. La qualité du travail fait de nouveau question, comme l’utilité sociale de l’art. La pratique de Lamarche-Ovize est exemplaire de ce renouvellement. En effet, délaissant les arts et les matériaux « nobles » (car coûteux ou prestigieux) de la peinture à huile, de la sculpture au bronze, des technologiques numériques, il et elle privilégient les techniques longtemps
déclassées comme les arts textiles ou la céramique, qui renvoient à l’artisanat. La céramique en particulier occupe depuis longtemps une place importante dans leur production, alors même que ce médium faisait l’objet d’un mépris certain dans les écoles d’art dans leurs années de formation, au début des années 2000. Comme en témoignait la grande exposition Flammes. L’âge de la céramique organisée au musée d’art moderne de la ville de Paris en 2021, à laquelle Lamarche-Ovize ont participé, ce médium fait au contraire de nos jours l’objet d’une réévaluation enthousiaste chez les critiques d’art et les artistes sensibles au dépassement des anciens canons artistiques. Art de la terre, la céramique attire les sensibilités écologistes d’artistes rebutés par la production industrielle et la dématérialisation numérique ; art éminemment plastique, il se prête à toutes les manipulations, les déformations, qui peuvent exprimer des positions marginales, des identités fluides, des politiques subversives13. Chez Lamarche-Ovize, la céramique sert souvent à manifester une sorte de trivialité quotidienne, prend la forme d’objets ou d’animaux courants, mais dont l’assemblage rend le statut précaire et comique : statue ou bibelot ? Flirtant parfois avec le kitsch, leurs objets en céramique interrogent les généalogies de l’art et les frontières culturelles qui structurent le regard. Le kitsch ne qualifie pas l’esthétique de mauvais goût, pour les artistes, mais un principe de plaisir : à l’instar de Des Esseintes, le héros d’À rebours de Huysmans, qui accumule dans son appartement les objets qui lui plaisent, Lamarche-Ovize composent leurs œuvres à partir de tout ce qui leur donne de la joie. Le kitsch est ici une valeur affective appliquée aux choses, quelles qu’elles soient, et ce sont ces affects positifs qu’il et elle veulent transmettre au public. Il y a donc parfaite adéquation entre les matériaux et les techniques employées et les images reproduites : ce que les artistes veulent transmettre est aussi bien le plaisir de faire soi-même que le plaisir de s’entourer des choses qu’on aime.

10 É. Reclus, « des multitudes flottantes » (1869), dans Id., Les grands textes, Paris, Flammarion « champs »,
2014, p. 176.
11 K. Ross, L’imaginaire de la Commune, trad. É. Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2015, p. 58-69.
12 Pietr Mondrian, Plastic Art and Pure Plastic Art and Other Essays, New-York, Wittenborn-Schultz,
1945, p. 14.

Fig. 4. Ceramic doll (aubergine). Semblable à une cloche, la forme de Ceramic doll (aubergine)
a été tournée par un potier du Cher, que Lamarche-Ovize ont recouvert d’un émail peint de
motifs végétaux, comme des feuilles de chêne ou des tranches d’aubergine qui lui donnent son
sous-titre. Inutilisable en tant que cloche, l’objet prend une valeur sculpturale mais aussi
vaguement anthropomorphique, comme le suggère son titre. Sa base circulaire évoque les
poupées russes, mais les artistes me rappellent plutôt les Wooden Dolls d’Alexander Girard
(1952), l’architecte et designer étatsunien, qui désirait humaniser le design industriel par
l’ajout de motifs colorés et joyeux, dessinés à la main, et réalisa cette série de poupées pour
décorer sa propre maison. Comme Girard, Lamarche-Ovize mélangent les références pour
atténuer l’écart entre l’art populaire et « l’art d’élite », pour reprendre les mots de Morris.


Des rencontres fructueuses


Chez Lamarche-Ovize, mais chez beaucoup d’artistes qui utilisent la céramique aujourd’hui, les oppositions entre forme et matière, forme et décor, art et artisanat, masculin et féminin, ne fonctionnent plus. À leur place, on trouve des hybridations, des assemblages, qui rappellent tant les grotesques de la Renaissance ou les plats en céramique de Bernard Palissy que les sculptures d’Isa Genzken. Lamarche-Ovize nouent des dialogues avec les artistes du présent comme avec celles et ceux du passé, mais selon des connexions et des généalogies impures, qui ne suivent pas le fil linéaire et progressiste de l’histoire des canons artistiques. Leurs assemblages sont comme les paysages décrits par Élisée Reclus ou Anna Lowenhaupt Tsing, des montages de temporalités ; aux rythmes de vie des espèces vivantes disparates qui s’y côtoient correspondent les strates de références artistiques dont les artistes se nourrissent. Leurs compositions sont des tables de montage où le dinosaure du Crétacé et la poule contemporaine, son lointain et actuel descendant, se confrontent, comme la chouette de Jérôme Bosch et le soleil de Jean Lurçat. C’est un art de la rencontre.
D’où leur collaboration fréquente avec des céramistes, des technicien·nes professionnel·les, comme les potiers mexicains chez qui Lamarche-Ovize ont produit beaucoup de céramiques de grand format en 2015, le sérigraphe Jérôme Arcay (avec lequel ont été réalisés les Tissages) ou le designer textile Khalil Minka (qui a supervisé la confection des tapis dans l’atelier de sa
famille au Maroc), avec lesquels ils développent une relation qui tient plus du dialogue que de la commande. À leur joyeuse esthétique ornementale correspond une éthique du travail juste. Néanmoins, ces collaborations leur permettent d’expérimenter des techniques expérimentales, d’utiliser des formes à contre-emploi, de rompre avec les routines de la technique et de trouver des chemins détournés où renaît le plaisir de faire. Alors que la céramique se prête normalement à la production sérielle, Lamarche-Ovize tiennent à ce que chaque objet soit singulier, y compris quand il s’agit de carreaux de céramique ou de vases, comme dans leur exposition au centre d’art de Pougues-les-eaux en 2017, où étaient présentés 80 contenants en grès émaillé réalisés avec le potier Laurent Gautier, dont la forme et le décor étaient sensiblement identiques, mais toujours différents. Partager la joie du faire soi-même était déjà le but recherché de leur exposition Andrew à la Galerie à Noisy-le-Sec en 2013, où étaient réunies une cinquantaine de céramiques réalisées par des artistes professionnel·les ou amateur·es. Si leurs images enchevêtrées donnent souvent l’impression de jungles luxuriantes, c’est parce que l’horreur du vide ornemental et le mode de production basé sur la rencontre y expriment la même vitalité.

13 A. Dressen, « La révolution permanente de la céramique », dans Flammes. L’âge de la céramique, catalogue de l’exposition, Paris, Paris Musées, 2021, p. 144-50.


Fig. 5. Pieter and us (shrimp). Lamarche-Ovize ont réalisé récemment une série de lampes
nommée Pieter and us, du nom de Pieter Bruegel, le peintre flamand du XVIe
siècle, célèbre
pour ses scènes de la vie populaire animées et insouciantes, qui masquent parfois une culture
lettrée ou religieuse élaborée. Peintre des détails truculents, il partage avec Jérôme Bosch, son
modèle, le goût pour les monstres hybrides – souvent des apparitions diaboliques. Si La chute
des anges rebelles, dont les lampes de Lamarche-Ovize s’inspirent des démons composites,
véhicule un sens religieux évident à l’époque (le mélange est un signe du diable), les artistes et
les amateur·rices d’aujourd’hui ne peuvent s’empêcher d’y percevoir une certaine jubilation
picturale : comme le disent Gilles Deleuze et Félix Guattari, pas de création sans hétérogenèse,
production dans la différence et le mélange14.


14 DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, collection
« Critique », 1991, p. 26.

Thomas Golsenne

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